
Traduit de l’anglais par Jean-François Caro & Camille Pageard
ISBN 9782960155990. 294 pages. 25 €. Mai 2017.
Antin n’expliquait pas, tel un prof, quelles nouvelles approches ou conceptions seraient possibles, il les mettait en acte et parole, les réalisait au présent devant vous. Proche en cela de John Cage et lointain rejeton de John Dewey, il prouvait par l’exemple la productivité des alternatives. Un poète combatif à l’ancienne. Dans «Antin», il y a «anti» à la puissance n.
(par Jacques Demarcq)
parler aux frontières
DAVID ANTIN
Nous sommes en avril 1972. Cela fait déjà quelque temps que David Antin, linguiste, critique d’art, traducteur, est invité par des musées, des galeries d’art, des universités, à donner des conférences sur des sujets très divers. Ce soir-là, au Olloma College, dans la lointaine banlieue de Los Angeles, il doit parler à des étudiants en art de ce que signifie encore « faire de l’art » à cette époque. Avant de se lancer dans son entreprise, il appuie sur le bouton « REC » de l’enregistreur récemment acheté. Le lendemain, sur la old highway 395, dans la voiture qui les ramène vers leur domicile de Solana Beach, au nord de San Diego, David Antin et son épouse, Eleanor, écoutent l’enregistrement. Après un temps Eleanor s’exclame : « Mais c’est un poème ! ». Le talk poem était né.
Le procédé est bien balisé : invité à donner une conférence sur divers sujets, sans notes, il se place face au public. Sur la table, un dictaphone. Tout du long, sans interruption aucune, environ une heure durant, il monologue. Une fois enregistré, le talk poem est inscrit sur la page par Antin lui-même. Sans marge fixe, sans ponctuation, sans majuscule. Les respirations qu’il entend sont reproduites par des espaces entre les mots. Entre monologue et méditation, rares et courts silences et reprises, entre évocations érudites et souvenirs personnels, farces parfois potaches et subtilités conceptuelles, imperturbablement, un fil se déroule. D’où, peu à peu, émerge une idée renouvelée du problème posé au départ.
Ainsi, dans Parler aux frontières, le talk poem qui donne son titre au recueil, est-il question, en vrac, de guerre, de traduction, du Mur des Lamentations, du voyage d’un anthropologue en Australie, d’une mère qui a possiblement décidé de vivre par terre, d’une tante hémophile ou d’un ancien fumeur de joints aux cheveux longs devenu US Marine. Mais par-delà ces tours et détours, ou plutôt grâce à eux et à l’émotion et l’érudition qui les traversent, c’est bien de questionner les frontières qu’il s’agit. Celles des états, des langues, des corps. Et de les questionner, non pas d’un ailleurs surplombant son sujet, mais précisément du lieu même de ce qui pose question. Car parler aux frontières c’est s’adresser à elles, les questionner, engager un dialogue avec elles, mais aussi parler à partir d’elles, auteur et lecteur placés sur l’intersection même des différents lieux qu’elles instituent.
Entre anthropologie, philosophie, esthétique ou performance, entre littéralité et oralité, David Antin nous rappelle que la poésie est un acte de survie, un acte urgent.
ainsi je suis convaincu vous devriez croire que j’en suis
convaincu que parler c’est penser du moins mon genre de
parler c’est une forme de pensée

David Abraham Antin (1932 – 2016) était un poète, traducteur, critique d’art et « performer » américain.
john cage sans cage, Les Presses du Réel, coll. Motion Method Memory, 2006, traduit par Claire Delamare et Abigail Lang
ce qu’être d’avant-garde veut dire, Les Presses du Réel, coll. Motion Method Memory, 2008,
traduit par Vincent Broqua, Olivier Brossard et Abigail Lang
je n’ai jamais su quelle heure il était, Héros-Limite, 2008, traduit par Pascal Poyet
accorder, Héros-Limite, 2012, traduit par Pascal Poyet
L’Inconnu à la porte, Bat / <o> future <o>, mai 2017, traduit par Jean-François Caro et Camille Pageard